Imaginer au bord de l’Attert (imagine along the Attert)
La chaleur tenait le village comme une main moite un peu trop insistante. Sous la charpente de l’ancien lavoir, l’air sentait la pierre humide, la ferraille tiède et cette poussière noire qui reste sur les doigts quand on démonte des moteurs. Le matin avait déjà basculé vers midi mais, dans l’atelier coopératif, la lumière gardait quelque chose de tamisé, coupée par les poutres, les câbles suspendus et les silhouettes endormies des véhicules en réparation.
Hannah avait les mains dans le ventre d’un quadricycle. On avait retiré la moitié de la coque en bio-composite, laissant apparaître la structure nue: tubes métalliques soudés par endroits, gaines entortillées, petits boîtiers vissés comme des organes ajoutés après coup. Elle suivit du doigt un câble noir le long du châssis, trouva un collier de serrage fissuré, le remplaça par un neuf. Le nylon crissa lorsqu’elle le referma. Au moment où elle coupa l’excédent, une vibration discrète parcourut la structure. Le petit boîtier gris riveté près du pédalier se mit à trembler brièvement, puis se tut.
Elle sourit malgré elle. Ce frisson-là, elle le connaissait. Le courant venait de retrouver son chemin. Elle tapota le boîtier du bout de l’ongle, comme on poserait la main sur une épaule pour vérifier qu’une personne va bien. Ici, les machines parlaient par tremblements, par clics, par petites lumières. Il fallait être près d’elles pour comprendre.
Elle se redressa, vertèbres raides, épaules lourdes. Devant elle, le quadricycle reposait sur ses quatre roues, un peu cabossé mais prêt à reprendre la route vers un hameau plus haut dans la vallée. Sur le pare-brise, un prénom, un numéro de téléphone au feutre, quelques insectes écrasés. Hannah essuya la sueur sur sa tempe avec l’intérieur de son poignet. Au fond de ses muscles, il y avait la fatigue familière des journées de bricolage; plus profondément, depuis quelques mois, une autre fatigue s’était installée. Une tension sourde, comme si quelque chose poussait de l’intérieur sans trouver encore de sortie.
Elle la chassa d’un geste. Un bip discret retentit sur l’étagère: le minuteur bricolé avec un vieux relais venait d’atteindre l’heure. Midi. Elle avait promis à Pascal de passer à la pharmacie pour ses médicaments. Hannah posa ses gants sur l’établi, attrapa sa veste de toile et traversa l’atelier.
Dehors, la lumière la frappa d’un coup. Le soleil tombait à plat sur les façades claires, écrasant les contours. L’air vibrait de chaleur et d’humidité, chargé de l’odeur de l’eau et de la poussière chaude. Elle inspira, sentit la rivière, la terre, une pointe d’ozone laissée par l’orage de la veille. Depuis quelques années, les orages arrivaient toujours plus tôt, plus brusquement; on en parlait souvent à voix basse, entre deux réparations, comme d’un invité encombrant dont on ne sait que faire.
Elle descendit le petit escalier qui menait au chemin. Sur le côté, des roues récupérées de toutes tailles formaient une sorte de sculpture involontaire: cercle sur cercle, années de récupération empilées. Le long de l’Attert, l’ombre des saules lui offrit un répit. L’eau glissait avec ce bruit feutré que l’on n’entend que lorsqu’on se tait vraiment. Un sac en plastique était coincé dans une branche, gonflé par le courant comme une voile triste.
En remontant vers la grand-rue, elle aperçut Léo avant même de voir son véli — on l’entendait toujours arriver quelques secondes à l’avance. Son VLI bricolé était devenu, au fil des mois, une sorte de créature en constante métamorphose. Aujourd’hui, il arborait une caméra de recul fixée à l’arrière à partir d’une vieille webcam d’ordinateur dont la lentille tremblait légèrement sur les bosses, un système de désembuage alimenté par une batterie externe scotchée sous le siège, et, à l’intérieur du carénage, une fine moquette sombre constellée de micro-LED multicolores qui pulsaient faiblement à chaque coup de pédale.
Léo adorait ça: ajouter des trucs, tester des idées, faire sourire ou lever les yeux au ciel. En la voyant, il lâcha une main du guidon pour lui adresser un salut théâtral, tout fier de ses dernières modifications. Hannah eut un bref rire, leva la main en retour, en se promettant de jeter un œil un de ces jours à la fixation de son coffre avant qu’il ne décide de s’en aller tout seul dans une descente. Elle le regarda disparaître dans une ruelle.
La pharmacie était presque vide. À l’intérieur, la fraîcheur avait quelque chose d’artificiel, de trop net après la chaleur extérieure. Hannah récupéra le petit paquet au comptoir, échangea quelques mots avec la pharmacienne. On parla de la chaleur qui s’installait trop tôt, de la Kropemannsfest qui approchait, de rien en particulier. Sa voix lui semblait venir d’un peu plus loin qu’avant, comme si elle était restée coincée un moment dans les gaines et les câbles de l’atelier.
Quand elle ressortit, la lumière la prit de face. Elle cligna des yeux. Un son nouveau s’était glissé dans le paysage. Un bourdonnement grave, à peine audible, qui se fit plus précis. Elle sentit quelque chose, dans sa cage thoracique, se tendre avant même qu’elle ne comprenne pourquoi.
Le bus apparut au bout de la rue.
Il surgit de la courbe comme une bête trop grande dans un couloir étroit. Long, lisse, blanc, presque sans bruit. Un bus électrique de dernière génération, de ceux dont on avait vu les photos dans les présentations de projet, sur les diapositives du forum experts citoyens. En vrai, il paraissait encore plus grand.
Hannah s’immobilisa sur le trottoir, le paquet de médicaments dans la main. Le bus avançait lentement, ses roues frôlant presque le rebord du trottoir. Les vitres teintées laissaient deviner l’intérieur: une poignée de passagers dispersés, deux à l’avant, un au milieu, une silhouette près de la porte. Toute cette longueur, toute cette masse, pour quelques corps assis dans le silence climatisé.
Elle sentit la vibration dans le sol, à travers ses semelles. Le souffle d’air chaud qui l’accompagna souleva un peu sa veste, fit voler quelques grains de poussière sur le bitume. Tout cela dura à peine plus de dix secondes. Le bus la dépassa, glissa devant la pharmacie avec sa face lisse, puis continua vers la sortie du village. Le bourdonnement s’éloigna.
Le silence revint, mais ce n’était plus le même. Hannah resta tournée vers le point où le véhicule avait disparu. Une boule lui prit la gorge. Ce n’était pas de la colère, pas vraiment; pas seulement de la tristesse non plus. C’était cette sensation tenace de voir un geste mal ajusté. Un effort énorme, une intention sincère, et pourtant quelque chose qui ne collait pas. Trop grand, trop vide, trop rare, trop loin des besoins effilochés de la vallée.
Elle serra un peu plus fort le paquet dans sa main. Son cœur battait plus vite, comme s’il avait calé un instant sur le passage du bus. Dans sa tête, une autre image se déploya, avec la même évidence que le bus dans la rue. Un ciel d’automne, un vol d’oies en V au-dessus des champs, chaque oiseau calé dans le souffle de l’autre. Elle se revit enfant, debout au milieu d’un pré, la nuque cassée à force de les suivre. Elle se souvenait de ce mélange d’ordre et de liberté qu’elle avait ressenti alors sans pouvoir le nommer.
Une autre scène se superposa à la première. Des fourmis près d’une flaque, sur le chemin de l’école. Elles s’agrippaient les unes aux autres pour former une sorte de pont vivant. Certaines coulaient un peu, remontaient, reprenaient leur place. Cela l’avait fascinée et mise mal à l’aise à la fois.
Dans l’air brûlant de la grand-rue, ces souvenirs reculés se remirent en mouvement. Le bus vide, les oies, les fourmis, le bruit de l’Attert qu’elle entendait en filigrane: tout cela se superposa en une seule sensation. Ce n’était plus une question de technique, de moteur, de transition. C’était un motif. Une autre manière de faire ensemble, qui lui manquait depuis longtemps sans qu’elle l’ait compris.
L’idée arriva d’un bloc, comme une pierre qu’on lâche dans l’eau.
Alors, quelque chose bascula dans son esprit – une image d’abord infime, presque timide.
Elle se vit dans cette même rue, mais entourée de véhicules légers qui se rapprochaient comme on se reconnaît entre membres d’un troupeau dispersé. Ils roulaient chacun pour soi, puis, à un instant donné du trajet, un clignotement, deux éclats, et ils s’aimantaient. Une pièce légère, une entretoise, un crochet, un souffle partagé. Ils formaient un petit bus mouvant – un BusLi – qui s’arrêtait au vieux chêne derrière l’église, puis devant le café chez Lisa, puis on-ne-sait-où encore. À chaque halte, quelqu’un montait: un lycéen, une assistante de vie, un type qui ne pouvait pas pédaler ce matin mais qui brancherait une batterie externe comme contribution, de l’énergie offerte à la place de l’effort.
Cette vision-là était belle, presque légère.
Et pourtant, une résistance monta.
Elle sentit dans sa poitrine un nœud, une hésitation qu’elle ne réussit pas à formuler. Elle imagina une file de véhicules attachés les uns aux autres dans la montée de la rue principale: une sorte de chenille hésitante, coincée dans le giratoire près de la station. Une lenteur collective qui n’irait pas vraiment plus loin que la lenteur de chacun.
Elle vit aussi le regard des habitants. Les gens d’ici n’avaient pas besoin d’un convoi miniature pour aller à Beckerich ou Useldange; leurs VLI ordinaires suffisaient déjà, souples, simples, solitaires quand il le fallait. Coller tout cela en une seule ligne… à quoi bon, si la vitesse restait la même, si les trajets restaient coincés à vingt-cinq kilomètres par heure, qu’ils soient un ou dix?
Un BusLi, se dit-elle soudain, ne changerait peut-être pas grand-chose. Juste plus long, plus encombrant, plus compliqué. Un « ensemble » qui ne libérait rien.
L’image perdit de son intensité, comme une étincelle qui n’insiste pas.
C’est alors qu’autre chose se dessina derrière: une ligne, pas une route. Une ligne très droite.
Hannah releva lentement la tête, comme si le paysage lui soufflait un secret oublié.
Elle pensait aux rails anciens qui coupent les prairies, ces vestiges de liaisons délaissées que personne ne regarde plus. Et soudain, elle imagina une plateforme légère, glissant au-dessus de ces rails. Pas un train dans le sens ancien du terme, pas une machine lourde, mais un support accueillant les Karbikes eux-mêmes.
Les VLI ne s’attacheraient plus entre eux:
ils monteraient sur le TrainLi.
Elle vit l’avant: une section où les voyageurs pédalaient ensemble, torses penchés, respirations synchrones, force démultipliée par la structure. Elle vit le centre: ceux qui ne pédalaient pas, mais qui contribuaient par l’énergie qu’ils apportaient – une batterie externe, un module solaire, un petit geste pour que le convoi reste vif. Elle vit l’arrière: des cageots de légumes, des colis, des sacs de farine, le travail de toute une vallée transporté en silence.
Et surtout, elle sentit – plutôt qu’elle ne vit – une vitesse possible. Pas une vitesse arrogante, pas une vitesse qui écrase, mais une vitesse née des corps alignés, du mouvement commun, de la poussée synchronisée. Une vitesse souple, douce, qui glisserait sur les rails comme un souffle amplifié.
La vision l’emplit d’une tranquillité étrange.
Celle-là, oui.
Celle-là respectait les lignes naturelles du territoire.
Celle-là ne forçait rien.
Au bord de l’Attert, un clapotis attira son attention. Elle se tourna. Sur l’eau, des reflets se brisaient puis se recomposaient. Le courant accrocha un instant un éclat de verre, le fit tourner, puis l’emporta plus loin. Dans cette oscillation, Hannah eut la sensation fugace de voir la vallée tourner sur elle-même, avec ses chemins visibles et ses lignes oubliées.
En arrière-plan, une image revint d’un vieux livre de photos qu’elle avait feuilleté chez ses grands-parents: une petite gare en briques, un tram rural chargé de lait et de passagers serrés, une voie étroite longeant la vallée. À l’époque, elle n’avait pas vraiment compris qu’il s’agissait de l’Attertbahn, d’un train qui passait autrefois presque sous ses pieds.
« Tu rêves debout ou tu fais un diagnostic du lit de la rivière? »
La voix de Pascal la ramena au lavoir. Il venait de sortir de l’atelier, chiffon sur l’épaule, lunettes glissées sur le front. Il la regarda un instant, puis suivit son regard vers l’eau.
« Je pensais à des rails », répondit Hannah sans vraiment réfléchir.
Pascal eut un petit rire.
« Des rails? On n’en a plus vu un seul ici depuis… pfiou. Mon grand-père parlait encore du tram vicinal qui passait par Useldange, du train qui emmenait tout: les gens, les vaches, les sacs de ciment. Il disait qu’on pouvait presque régler sa montre sur le bruit des roues dans la vallée. »
Il désigna d’un geste vague l’autre côté du village, derrière les arbres.
« Là-bas, tu as encore quelques maisons de garde-barrière, des talus qui ne servent plus à rien, des chemins trop droits pour être honnêtes. C’est un peu comme des cicatrices, ces trucs-là. »
Hannah hocha la tête.
Les lignes très droites de sa vision intérieure trouvèrent d’un coup un support concret. Les rails n’étaient plus là, mais leurs traces, si.
« Et tu ferais quoi, avec tes rails imaginaires? » demanda Pascal en la dévisageant, mi-curieux, mi-amusé. « Tu veux nous remettre un train à vapeur? »
Elle hésita, puis laissa sortir juste ce qu’il fallait:
« Je me disais… une sorte de plateforme. Un truc léger où les VLI pourraient monter. On pédale tous ensemble sur un bout de ligne, on va beaucoup plus vite, on transporte aussi les légumes, les colis…ceux qui ne peuvent pas pédaler paient le trajet avec une batterie externe et fournissent de l’énergie… »
Elle chercha ses mots, soudain consciente de la fragilité de ce qu’elle disait.
« Un train qui ne serait pas vraiment un train, tu vois. »
Pascal plissa les yeux, la regarda longuement. Puis son sourire glissa vers quelque chose de plus sérieux, sans perdre sa douceur.
« Un TrainLi », lâcha-t-il finalement. « Joli nom. » Il plissa les yeux. « Tout le monde va croire que tu inventes un système pour faire la sieste en roulant… »
Il resta silencieux quelques secondes de plus, comme s’il testait le mot dans sa bouche.
« Et tant qu’on y est, on pourrait aussi te faire un Bateauli, non? Un truc qui remonte l’Attert tranquille, avec des VLI dessus, pour livrer des patates à Colmar-Berg. »
Hannah éclata de rire, un rire qui débarrassa sa poitrine du nœud qui s’y était logé.
« Oui, pourquoi pas », répondit-elle. « Cela fera des patates healthy à l’huile de coude! »
Pascal haussa les épaules.
« Tu sais, si on m’avait dit quand j’étais gosse qu’un jour des gens viendraient te voir pour louer un vélo qui fait presque voiture, j’aurais aussi rigolé. Alors ton TrainLi, ton Bateauli… garde-les au chaud. On ne sait jamais de quoi la vallée est capable. »
Il se dirigea vers la porte, ramassa le paquet de médicaments oublié sur le rebord.
« Allez, viens. Sinon tu vas finir par rôtir là, et moi je vais prendre racine. On regardera sur la vieille carte que j’ai à la maison. On y voit encore les lignes de l’Attertbahn. Tu pourras dessiner par-dessus. »
Elle le suivit quelques pas, puis se retourna une dernière fois vers la rivière.
L’eau continuait de glisser, indifférente en apparence. Dans la cour, les trois VLI attendaient, tournés vers la sortie comme s’ils savaient déjà qu’on les inviterait un jour à monter sur autre chose que du goudron. Sous la peau du village, quelque chose venait de trouver une forme — pas encore un plan, pas encore un projet, juste un mot, un sourire et une image d’un futur en germe.
Biography
Tarik Bouriachi is a poet, playwright and novelist. As educational manager at Äerdschëff asbl, he develops initiatives to strengthen the resilience of citizens and territories. His projects combine simple infrastructure with active teaching methods. His writing explores futures in which actions, connections and living things reshape the way we inhabit the world and the future.
“What if the imagination became a lever for ecological change?
This story is not simply an exercise in fiction.
It echoes very real questions: how can we inhabit our territories differently? How can we move away from a heavy, energy-intensive and unresilient model of mobility? How can we restore meaning, proximity and simplicity to our daily journeys?
Through Hannah, the VLI, the BusLi and the TrainLi, a vision of sustainable mobility is taking shape: a future made up of light vehicles, cooperation, low-tech, deliberate slowness and infrastructure designed on the scale of valleys, villages and bodies.
It is precisely this vision that we wish to discuss, debate and put into action at events such as the Expert-Citizen Forum on Sustainable Mobility, organised by Äerdschëff asbl on 17 December in Balvaux.